Eve en a marre
Aujourd’hui, je vais vous parler d’une de mes copines. Appelons-la Eve. Eve est mariée à Adam depuis 16 ans. Ensemble ils ont trois enfants. Ils sont heureux. Ils aiment la montagne, le bon vin et leur vie de famille.
L’autre matin, Eve a débarqué à l’école, fiévreuse, courbaturée, bonnet vissé sur la tête et masque sur le nez. Elle a déposé les enfants à l’heure avant d’aller faire les courses. Pas d’arrêt maladie pour elle. « Elle n’a que ça à faire », comme on dit.
Car oui, Eve est mère au foyer. Et ce matin-là, une mère au foyer qui en avait ras le pompon sur le bonnet. Marre qu’on la juge, qu’on la prenne de haut, qu’on lui assène des phrases toutes faites…
Alors, malgré ses beaux yeux dégoulinants de Doliprane, Eve a voulu faire entendre son point de vue. Pas celui des magazines, pas celui des poloches et pas celui de sa voisine Madame Que-y-a-qu’elle-qui-bosse.
Laissez-moi vous expliquer.
Eve a toujours eu tort.
Il y a eu les sorcières, qu’on a brûlées parce qu’elles volaient sur un balai, forniquaient au sabbat et faisaient rôtir des petits enfants à la broche, avec deux carottes et une gousse d’ail.
Il y a eu les filles-mères, ces traînées irrécupérables, marquées du sceau de la honte aux yeux d’une société férocement patriarcale.
Et depuis les années 80, il y a les mères au foyer, ces hurluberlues promises à de belles carrières qui par bêtise, aveuglement ou passion de l’oisiveté ont choisi de tout gâcher pour profiter du dur labeur de leurs maris.
Les modes passent, et Eve aura toujours tort. Si Eve use et abuse d’un CDI qui l’éclate, elle a tort. Si Eve ne veut pas d’enfant, elle a tort. Si Eve en fait cinq, elle a tort. Si Eve et Adam organisent leur famille selon leurs aspirations, Eve a tort. Parce qu’Adam finira forcément par la planter pour une plus jeune (Oui… promise aux sommets du CAC40 mais un peu coconne quand même, Eve a misé sa vie sur le mauvais cheval).
Bref, Eve aura toujours tort, car dépourvue de toute valeur économique.
On aurait pourtant pu penser qu’à l’heure où le « care » et la quête de sens deviennent des valeurs cardinales, la société avait évolué vers plus d’estime pour celles qui font le choix de consacrer leur temps à l’éducation des enfants.
Après tout, on ne dit plus éboueur, on dit agent d’entretien. On ne dit plus secrétaire, on dit assistante. On ne dit plus femme de ménage, on dit technicienne de surface. On ne dit plus caissière, on dit hôtesse de caisse.
Ces changements de vocabulaire reflètent le respect et la reconnaissance dus à des professions souvent dévalorisées. L’idée est de montrer que ces fonctions sont si utiles à la société qu’elles méritent une forme de déférence sémantique. Pourquoi pas.
Pourtant, vous noterez qu’on dit toujours « mère au foyer », avec parfois, un petit haut-le-cœur. Et non ! Point de transformation linguistique de ce côté-là. Parce que cette néo-sorcière du XXIème a refusé de prendre part au cirque capitaliste et choisi d’assumer un rôle plus traditionnel dans une société qui valorise principalement les activités rémunérées.
Que ce boulot invisible nécessite des compétences multiples (organisation, gestion, psychologie, pédagogie, adaptabilité…) ne change rien à l’affaire. Ma pauvre Eve, tu n’es qu’une relique patriarcale ! Au bûcher, les archaïques sans ambition ! Et vive LinkedIn !
Pourtant, en 2022, le salaire moyen d’une femme en France était de 19 980 € (23,5 % de moins que celui des hommes). Alors, combien d’entre elles travaillent par passion ? Combien le font par contrainte économique ?
Je l’ai écoutée, ma copine Eve, et j’ai trouvé une solution. Moi, je propose de rebaptiser la femme au foyer : « Gestionnaire de vie familiale » ou « Chef de projet familial » à partir du 3e enfant, « Manager Grande famille spécialiste gémellité » ou même « Entrepreneure du quotidien ».
Oh, j’ai une autre idée ! Si on leur foutait la paix avec nos idées préconçues et nos anathèmes productivistes ?