Bordel créatif
L’autre soir, Charmant CEO m’a innocemment demandé entre la poire et le fromage, si je comptais ranger mon bureau, « un jour ». Après un instant de flottement, j’ai compris que ma façon d’organiser mon espace de travail ne rejoignait pas exactement sa vision précise du minimalisme.
Le bureau de Charmant CEO va à l’essentiel : un ordi, un clavier, un bloc, un crayon et des photos de son fils. Faut avouer, nous n’avons pas le même sens du rangement ; lui, c’est Austerlitz, moi, c’est Woodstock.
De fait, plutôt que d’entrer dans un débat stérile sur l’art de ranger comme un sergent-chef en parade qui aurait inexorablement transformé le reste de la soirée en jeu de fléchettes rhétoriques, je lui ai proposé d’élever le débat : le bureau parfait existe-t-il ?
Un bureau où tout est à sa place, où aucun câble ne s’emmêle, où les papiers ne forment pas un écosystème autonome est-il le gage d’une excellente productivité ? Charmant CEO en est convaincu. Moi… Boarf... Faut voir… Ça dépend… Parce qu’un bureau trop bien rangé, c’est suspect. Où est la créativité ? Où est la personnalité ? Où est… la vie ? Alors oui, mon antre ressemble à un champ de fleurs sauvages. Mais est-ce un chaos improductif ou simplement une autre forme d’organisation, incompréhensible pour les âmes trop carrées ?
Je vous laisse juge…
Sur mon bureau, à l’instar de mon cerveau, ça fulmine, ça s’empile, ça s’entasse (oserais-je : ça s’encrasse ?), ça se couvre de Post-it. J’en ai retrouvé tout un paquet d’ailleurs, collés les uns aux autres : une liste de livres, la dimension des draps du lit de Mini CEO, la date de l’exécution de Jeanne d’Arc (oui, bah…), une réflexion sur les mouettes (sic), un mot doux de charmant CEO, une bribe de réflexion sur la nature humaine : « Nous dansons toujours entre notre meilleure et notre pire version » (si j’le dis…), une liste de mots de passe datant du Néolithique, une ébauche de dialogue et une jolie bafouille de Mini CEO.
Sur la gauche, au pied de la lampe qui croule sous deux breloques et trois fantômes en tissu confectionnés pour Halloween, trône un autel à la gloire de mon fils et de mon conjoint : photos, tombstones, petits dessins… À côté, un pot en faïence hérité de mon grand-père qui y cachait toujours un chocolat juste pour moi. Devant lui, un Dark Vador lumineux agonise en attendant depuis des semaines (des mois ?) que je lui change ses piles (le truc, c’est que le tournevis est en bas et mon bureau est en haut. Alors, j’attends la marée descendante… ou la prochaine éclipse de soleil). Et un cache-pot détourné en pot à crayons qui se hérisse de stylos multicolores avec une sucette géante en forme de cœur plantée au milieu. Il jouxte une cow girl dorée qui fume une cigarette en faisant un doigt d’honneur (hommage de Charmant CEO à mon tempérament de rebelle en coquillettes) et un écran d’ordinateur quand j’ai besoin de voir les choses en grand. On trouve également un bouquet de fleurs en Lego offert par Mini CEO lors d’une précédente fête des mères et un plateau à bazar qui recueille tout ce dont je ne sais que faire. À droite, un kiki vêtu d’une marinière est confortablement installé à cheval sur un dictionnaire Larousse et sur le Francis Lefebvre dédié à la « Technique contractuelle », unique relique de mon ancienne vie, que je garde « parce qu’on sait jamais ». Et enfin, devant ces ouvrages de référence, il y a l’indétrônable tas. Pas juste « un » tas. Mais bien « le » tas. Cet enchevêtrement de feuilles auquel personne n’a le droit de toucher car je suis la seule à savoir ce qu’il contient. Un jour, je le rangerai. Mais pas tout de suite…
Alors oui, Charmant CEO, peut-être que mon bureau n’est pas aussi bien rangé que le tien, peut-être qu’il n’est pas un modèle de productivité et que, selon tes normes, il frôle le désastre.
Mais avoue-le : quelque part, toi aussi, tu as ce tas secret que personne n'ose approcher (allons-y, je balance : cette pauvre chaise qui a depuis longtemps perdu tout espoir sous les kilos de vêtements que tu lui abandonnes sans remords).
Et puis, surtout, si l’ordre était la clé de la créativité, les militaires seraient tous des poètes, non ?